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Seven invisible men - Sharunas Bartas
Splendeurs et décadence chez les moujiks





Après une escale le long de la côte atlantique marocaine avec un Freedom moins abouti qu?à l?habitude, Bartas retrouve sa mère-patrie, et redonne à son cinéma toute l?ampleur et la poésie ténébreuse qui sont sa marque de fabrique. Au-delà de la fuite en avant d?une poignée d?apatrides, le Lituanien livre une méditation nihiliste et morale, une sorte de transcendance picturale où les maîtres de la peinture classique sont invités à dresser le portrait d?une nature pérenne toisant les vicissitudes d?hommes et de femmes naufragés volontaires. A grandes lampées de vodka et de fumoirs raphaëlites, plongée en apnée dans une âme russe à la fois mutique et véhémente, en phase de désintégration programmée. Davaï, tovaritch.

Au commencement était la faute

Une nuit de plomb à peine trouée par la lumière chétive de lampadaires blafards, quatre personnages sur un quai échangent des regards inquiets, le décor de Bartas est planté. Anonymat et omniprésence des lieux et des protagonistes, le vol d?une Mercedes comme préambule prophétique à une échappée à la fois salvatrice et coupable. Point de départ d?un road movie où la léthargie le dispute à l?attente de personnages en quête d?un ailleurs improbable. Des relations réduites à leur plus simple expression, si tu n?as rien à dire, ferme-la, avec en toile de fond, les paysages infinis d?une nature autrement filmée que dans un opus des frères Larrieu, par exemple.

Formalisme naturaliste

Tout l?art de Bartas réside dans cette volonté de représenter la vacuité inhérente des liens que tentent de tisser les voyageurs en regard du décor sauvagement envoûtant (la Crimée) qui les entoure.

Si l?on peut objecter au cinéaste d?en rajouter une couche sur la dialectique usitée - intemporalité des éléments/insignifiance des rapports humains -, force est de constater que l?homme confère à cette thématique une dimension qui touche souvent à la transcendance. Maîtrise de l?espace et du cadre au travers de plans fixes où la steppe est rayée par une Mercedes poussive, pourtant prête à affronter les hostilités d?un relief qui annonce déjà le chemin de croix de ses larrons.

Déni d?ascendance orthodoxe

Alternant plans larges embrassant les étendues russes et plans serrés de visages attentistes, Bartas impose son sens du rythme. Agrégat de temporisation et d?extension de non évènements, qui de par leur récurrence, évident le cœur même du film, éliminent les scories d?un scénario réduit à sa plus simple expression, et guident le spectateur vers l?essentiel.

Qui sont ces personnages ? Où vont-ils ? Par quoi sont-ils mus ? Ces questions, que l?on peut conjuguer à la première personne du singulier ou du pluriel, tirent l?ensemble vers une quête métaphysique, s?inscrivant dans la filiation littéraire et cinématographique russe. Même si Bartas se plaît à déclarer sa méconnaissance de l?œuvre de Tarkovski, l?influence du maître est partout visible, palpable, tant le rapport fusionnel de la caméra à la terre nourricière agit comme le fil conducteur du film.

Equipée profane cherche boussole existentielle

Si la parenté avec le maître russe est formellement avérée, les rapports qu?entretiennent les hommes à leur environnement diffèrent bel et bien. Car chez Tarkovski, les personnages opèrent un retour rédempteur vers l?organique, le végétal ou le minéral, s?en nourrissent, s?en imprègnent spirituellement jusqu?à faire corps avec ces éléments et in fine, se débarrasser de toute rognure de civilisation. Bartas, lui, dispense une vision beaucoup plus misanthrope de cette relation. Les personnages, capitonnés dans leur voiture, traversent ces grands espaces, perturbent l?ordre naturel des choses : ils fendent une nuée d?oiseaux attroupés sur la route, creusent un peu plus les pistes au travers des landes, comme autant de saignées infligées à la terre.

Ces étrangers dans leur propre pays ont un rapport exclusivement utilitariste à cette nature - se mouvoir, se nourrir - et traversent ces immensités en toute indifférence. Si l?on parle beaucoup d?universalité au sujet des films de Bartas, c?est qu?il est ici peu question de frontières. Les similitudes formelles avec d?autres théoriciens de l?errance géographique, du rapport à l?espace cinématographique et de la perte des repères sont au contraire évidentes. On pense souvent à Wenders, l?attente devant une épicerie délabrée, des personnages plantés au milieu de nulle part, parfois à Hou-Siao-Sien. Ce qui n?empêche pas les fauteuils de claquer à la volée. Si le discours ne sombre à aucun moment dans le pensum théorique, c?est bien parce qu?il déploie un langage formaliste simple, matérialisé dans un rapport charnel doucement mélancolique. Et le spectateur d?adhérer à cet univers, à ce rythme singulièrement oniriques, ou de rester sur le bord de la route. Dedans ou dehors, impossible de rester dans l?entre-deux avec Bartas.

La dette du père

Si Vanechka, leader au regard anxieux, affirme ne pas savoir où il va, il profitera d?une soirée arrosée pour fausser compagnie à ses acolytes, vendre la voiture et marcher jusqu?à la maison familiale. Acte prémédité ou pas, c?est une démarche en forme de retour aux sources - de rédemption - qu?il accomplit. Retrouver là son enfant, son ancienne femme qu?il avait sans doute quittées sans crier gare.

Une réapparition qui vient bouleverser le fil monotone d?une vie de paysans pauvres, autarciques, étrangement oubliés de la civilisation. Et toujours cette propension à perturber un ordre précaire, les cochons détalent, la volaille piaffe, les chevaux s?ébrouent, les femmes jouent les courants d?air. Qu?est-ce que tu viens faire ici ?, s?enquiert la compagne délaissée. Vanechka n?est pas le bienvenu et avance l?argent de la Mercedes comme seule excuse à son retour, l?argent comme seule passerelle qui le relie encore à sa famille.

Foire aux monstres

Beaucoup plus que de renouer avec sa famille, c?est bien le désir d?organiser dans ce bestiaire une saoulerie qui préoccupe Vanechka. Si la majeure partie du film se déroule au fil des routes de Crimée, c?est dans la ferme aux allures de vaisseau fantôme que se noue le drame des retrouvailles. Dans ces lieux à l?abandon, Bartas compose une véritable galerie de portraits faisant écho tour à tour aux œuvres de Rembrandt pour les intérieurs abandonnés en clair obscur, au Caravage pour les chairs saillantes de ses personnages à la beauté trouble, et à Kieffer pour la profusion et l?enchevêtrement minéral des objets en déshérence jonchant le sol terreux.

Ce décor surnaturel va servir de cadre à une comédie humaine où la désespérance, les éclats de rire, les éructations, les danses et les chants se trouvent exacerbés par la vodka et les cigarettes. Dans cette orgie se mêlent furieusement la joie des uns, les pleurs et les silences des autres, au milieu d?un capharnaüm digne de l?atelier de Bacon. Un mélange de pulsion de vie grouillante, de fête en forme de dépravation qui le dispute à la crudité des instincts les plus primaires. On n?est jamais loin du viol, de la violence, du black out.

Une communauté en forme d?impasse

Dans ce foisonnement anarchique, Bartas, toujours plus attentif aux visages des uns, aux non-dits des autres, revisite une cène païenne au cours de laquelle les douze apôtres se muent en cavaliers de l?Apocalypse. Cette énergie chaotique portée à son paroxysme sème l?autodestruction partout où elle avance.

Le cinéaste contemple la bestialité à l?œuvre, et dans un regard moral qui embrasse toute la petite communauté, signe un jugement sans appel pour l?humanité. A transfigurer les saintes Marie en Marie couche-toi là, vient le temps où la brûlure est vive. Il n?est alors d?autre issue que de finir clouer au pilori, à l?aube d?une lande uniforme et verdoyante.


Guillaume Bozonnet


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