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Michel Ciment à propos de Théo Angelopoulos + Bilan cinéma 2005 - Interview !
Indépendance critique et anti-mode.





Pourquoi évoquer le plus grand réalisateur grec contemporain en plein milieu de l’hiver ? Le goût du paradoxe sans doute, qui malgré la palme d’or de L’Eternité et un jour, aura valu à Eleni d’être attaqué avec virulence par la critique lors de sa sortie. Parce que trop exigeant, trop inactuel ? Au delà du décryptage érudit et passionnant, rencontre avec un farouche amoureux du cinéma pour faire retour sur une année riche en merveilles.

Après avoir invité Théo Angelopoulos lors des dernières Rencontres des Cinémas d’Europe à Aubenas, Michel Ciment, directeur de publication de Positif, présentait au Ciné Actuel d’Annemasse une œuvre exigeante et engagée. Un cinéma de l’espace, du voyage entre histoire et mythes, dont les personnages semblent toujours en errance entre chaos intime (L’apiculteur) ou collectif (Le regard d’Ulysse, Eleni).

De quelle manière pourrait on mettre en perspective le travail de Theo Angelopoulos en tant que cinéaste européen ?

On peut effectivement considérer Théo Angelopoulos comme cinéaste européen au niveau de la fabrication de ses films. Face à la difficulté aujourd’hui pour faire des films de ce niveau, de cette exigence et de ces coûts de production, Angelopoulos a effectivement besoin d’un financement très large.

Il n’y a pas que la Grèce, même s’il a derrière lui le Centre du Cinéma Grec, et de grandes subventions que lui reprochent d’ailleurs les jeunes cinéastes grecs, puisqu’il accapare une grande partie du budget de celui-ci. Il est obligé de passer par des coproductions avec l’Italie, la France et même un peu l’Angleterre ou l’Allemagne, ce qui prouve l’importance de la coopération européenne.

Mais Angelopoulos est surtout un cinéaste européen par les sujets qu’il traite, même si ses scénarios se déroulent presque exclusivement en Grèce, à part Le regard d’Ulysse qui couvre tous les balkans. Parmi les thèmes qu’il traite, les réfugiés, les personnes déplacées, les frontières, en particulier le morcellement de la Macédoine, de l’Albanie, les mouvements autour des flux de population, font d’Angelopoulos un cinéaste très en écho avec les problèmes d’aujourd’hui.

En même temps, c’est un cinéaste très singulier dans la mesure où son style est reconnaissable entre tous. C’est un cinéma qui est d’abord fait pour le cinéma, et pas pour la télévision, ce qui est en général le point d’arrivée de la plupart des films aujourd’hui : ils finissent par être faits pour elle, intégrant dès le départ les exigences qu’elle impose, en particulier le recours aux gros plans, les possibilités de faire de la publicité toutes les dix minutes, qui est un peu une manière de scander les films.

Comment caractériser à l’inverse le cinéma d’Angelopoulos ?

A l’exact opposé. Angelopoulos fait un cinéma contemplatif, avec des plans larges, ce qui n’est pas du tout dans l’esthétique télévisuelle. Ce sont des films très singuliers dans leur esthétique face à une époque qui est amnésique, une époque qui tend à effacer un peu les traces, à ne se préoccuper que du présent.

C’est un cinéma qui est par ailleurs très en écho avec la grande culture classique. Le fait qu’il soit Grec évidemment ajoute à cela, avec les références aux mythes, à la littérature, au théâtre tragique en particulier - Euripide, Eschyle, Sophocle, mais aussi L’Odyssée d’Homère par exemple. C’est donc à la fois un cinéma très politique, très dans son temps, et tout à fait intemporel.

Vous parliez des plans larges dont use beaucoup Angelopoulos. Cette manière de filmer l’espace, avec beaucoup d’ampleur, de fluidité, ne le place-t-il pas un peu à part dans le cinéma contemporain actuel, au contraire très proche des corps, très syncopé ?

Oui, je pense que d’ailleurs dans un livre récent publié par Les Cahiers du Cinéma sous la direction de Thierry Jousse et Thierry Paquot, La ville dans le cinéma, il y a en introduction un entretien avec Eric Rohmer qui parle de sa formation de cinéaste. Son premier texte paru je crois dans la deuxième Revue de cinéma en 1948 était une réflexion sur l’espace au cinéma. Cela fait donc plus de cinquante ans et déjà Rohmer s’était penché sur ce problème des films qui manquent de respiration.

Or il est sûr que depuis ce mouvement s’est amplifié : on trouve de plus en plus un cinéma très près des visages, des corps, avec des films tournés caméra à la main ou en numérique, et dans lequel on respire effectivement peu. L’exemple le plus frappant est évidemment le cinéma des frères Dardenne, même si c’est un très bon cinéma dans cette direction-là.

Les jeunes cinéastes, pour des raisons de coût de fabrication, ou pour des raisons de mode, semblent plus portés vers ce cinéma. Angelopoulos au contraire, de par sa formation, est lui plutôt tourné vers Murnau, Mizoguchi, Tarkovski qui était son contemporain, donc vers des cinéastes chez qui l’espace est valorisé dans la mesure où il y a une vision beaucoup plus ample.

Ce n’est pas l’autofiction, le narcissisme contemporain ou l’égotisme de l’autobiographie mais au contraire la relation entre l’homme et le monde, un cinéma assez cosmique qu’on retrouve aussi chez Mizoguchi, chez Kubrick aussi d’une certaine façon, dans le grand cinéma expressionniste allemand ou le cinéma américain des grands espaces, un cinéma où l’homme s’inscrit dans le monde, dans le cosmos.

Le paysage-état d’âme, très important chez Antonioni, est quelque chose qu’Angelopoulos a repris. Ce n’est donc pas une peinture réaliste du monde mais plus une projection de l’univers de l’artiste dans un espace imaginaire. Et s’il se sert d’un espace réel - les fleuves, les mers, les montagnes, les forêts, il le retravaille pour en faire une projection de l’état mental de ses personnages. De ce point de vue là, évidemment, Angelopoulos n’est pas tellement dans le goût de notre époque.

Ce cinéma contemporain au plus proche des corps constitue-t-il selon vous comme une mode de mise en scène ?

Il y a certainement des modes de mise en scène, bien sûr. Prenez l’influence de Godard, puis celle de Rohmer, avec ces films assez littéraires, et puis Pialat évidemment, son cinéma physique, rempli d’affects, d’affrontements sexuels et psychologiques. Il y a ces cinéastes qui ont énormément marqué. Antonioni aussi, mais moins en France que dans le cinéma argentin, par exemple. Je crois que c’est à toutes les époques, de même qu’en peinture lorsque tout le monde imitait Rubens, ou Poussin. Ces influences déterminantes sont vraiment au cœur de l’histoire des arts, bien sûr.

Restons sur le cinéma français. Dans cette période des bilans et des listes, quels sont les films qui vous ont le plus passionné ?

J’aime assez la singularité justement, les gens qui échappent aux modes donc j’aurais tendance à défendre des films atypiques. Je pense par exemple au film de Jacques Audiard De battre mon cœur s’est arrêté qui superficiellement pourrait être pris comme du cinéma psychologique français, alors qu’il y a un travail assez éblouissant sur les corps, sur le montage, sur l’espace, un peu dans la tradition scorsesienne.

J’ai aimé d’autre part Gabrielle, de Patrice Chéreau, qui est un peu la rencontre de Visconti et de Bergman, enfin disons un sujet intime, l’affrontement dans un couple, mais qui est traité avec un sens du décor assez viscontien et une sorte de radioscopie des âmes qui serait plutôt bergmanienne. C’est la rencontre d’ailleurs de deux grands auteurs de cinéma qui sont aussi de grands metteurs en scène de théâtre - Visconti et Bergman. Ce n’est pas pour rien que Chéreau, lui même metteur en scène d’opéra, de théâtre et de cinéma se retrouve dans cette esthétique.

J’ai aimé également le film de Garrel qui est alors lui la continuation d’un cinéma post-Nouvelle Vague très fidèle à lui-même, que j’ai trouvé également tout à fait impressionnant. Et puis cinéma français toujours puisqu’il s’agit d’un étranger en France, Michael Haneke qui avec Caché, un peu comme Losey, autre étranger en France, avait fait avec Monsieur Klein, une radiographie de l’occupation à travers le personnage d’Alain Delon, on retrouve à travers Daniel Auteuil la culpabilité, le refoulé, la poussière qu’on avait mise sous le tapis et qu’on ne veut pas affronter, c’est à dire le rapport de la France avec l’Algérie au moment des ratonnades de Paris de 1960-1961.

Ce sont vraiment là pour moi des films très importants. Dans les nouveaux venus, le premier film de Lucile Hadzihalilovic, Innocence, film onirique, métaphorique, avec un très grand sens de l’espace, un sens de l’image tout à fait bouleversant, très ambigu, très inquiétant, écrit d’après une nouvelle de Frank Wedekind.

Innocence est un film qui me semble être à contre-courant et c’est peut-être pour cela qu’il n’a pas eu d’échos. Il est passé très vite, à peine une semaine en salle, et la critique n’a pas fait son travail C’est bien sûr plus ce type de films qui aurait dû être soutenu, plutôt que les exercices de style post-truffaldiens ou post-godardiens auxquels s’appliquent trop souvent les lauréats de la Femis.

On a pu récemment vous entendre dans Projection Privée évoquer Scorsese à l’occasion de la rétrospective qui lui est consacrée à Beaubourg. Quelles ont été vos meilleures surprises en provenance du cinéma américain indépendant ?

J’ai aimé vraiment le film d’Alexander Paine Sideways, ainsi que le film d’Ira Sachs Fourty Shades of Blue, qui me paraissent marquer un retour au cinéma américain des années 70 qui était un cinéma d’auteur, un cinéma plus subtil que beaucoup de films de la tendance contemporaine. Je pense aux films de Bob Rafelson comme Five Easy Pieces ou The king of Marvin Gardens, aux films de Jerry Schatzberg. Je trouve qu’il y a une sensibilité assez européenne dans ces films par ailleurs authentiquement américains.

Parmi les classiques, évidemment les films de Clint Eastwood et de Tim Burton, avec cette surprise de Trois enterrements, par l’acteur Tommy Lee Jones. C’est d’ailleurs étonnant, un peu comme à l’époque où Clint Eastwood avait fait Impitoyable, de voir que ce sont deux comédiens qui font renaître le western, qui était un genre particulièrement mort. Enfin le film de Gus Van Sant, qui même si je le mets moins haut que d’autres, est un film tout à fait important.

On a vu avec Caché, mais aussi avec certains documentaires, Le Cauchemar de Darwin, plus recemment La fille du juge, ou Good Bye and Good Luck, un fort retour du politique au cinéma. Qu’en pensez-vous ?

C’est passionnant. Vous mentionnez Georges Clooney bien sûr et j’ai récemment été très impressioné par Syriana, le premier film de Stephen Gaghan, scénariste de Traffic, dans lequel joue Clooney. C’est un film sur le pétrole mondial, brechtien ou sinon brechtien un film très distancié, sans protagoniste principal, très impressionnant.

Mais aussi le film de Spielberg sur Munich, Match Point de Woody Allen ou Keane, le film extraordinaire de Lodge Kerrigan. On voit donc à nouveau combien le cinéma américain est beaucoup plus varié qu’on ne le dit. Il balaie vraiment tout l’espace, du film vraiment indépendant fait avec très peu d’argent comme Keane jusqu’à des super productions comme King Kong, qui sont en même temps des films politiques et des commentaires sur notre société.

King Kong a été fait quelques années après le 11 Septembre de même que le premier King Kong avait été fait quelques années après le crash de Wall Street. Comme si ces grands traumatismes qui amènent des sortes de frayeurs collectives se réincarnaient dans le cinéma.

On a un peu tendance à traiter par dessus la jambe Hollywood comme on l’a toujours fait. Or je pense que c’est un cinéma qui nous montre un exemple de grande diversité. Ils occupent tout le terrain, c’est terrible, mais avec parfois une audace qui manque un peu au cinéma français. Enfin, ne jurons de rien...


Stéphane Mas