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Ce que mes yeux ont vu - Laurent de Bartillat
Peinture de l?œil au cinéma





En compétition au Festival de Rome, Ce que mes yeux ont vu est un film intranquille, Laurent de Bartillat un cinéaste du regard. Si l?oeil est partout, comme la peinture, il s?avère aussi double. Celui qui voit contre celui qui regarde, à l?instar de l?image, qui se dévoile en apparence mais cache également son histoire, son passé, ses secrets. Les peintures seraient donc comme les êtres. Non ces objets morts sur les murs des musées mais ceux qui, par leurs traces du passé, résonnent toujours avec la vie. Ramenant la peinture à la vie dans une quête mêlant l?immobile au mouvement, un magnifique premier film entre la vie et la mort, avec Sylvie Testud en plus belle passeuse qu?on puisse imaginer.

Lucie (Sylvie Testut), étudiante en histoire de l?art, travaille dans un atelier de restauration et poursuit ses recherches autour de Watteau sous la direction de Dussart (Jean Pierre Marielle), spécialiste de la peinture du XVIIIème siècle. Elle travaille à mi-temps dans un atelier de restauration et un centre de reprographie d?où, par la fenêtre, elle observe Vincent (James Thiérrée), figé en mime sourd-muet près d?une fontaine sur une place de Paris. Dans un jeu de miroirs et de représentations de la solitude urbaine, de la disparition et des fantômes qui travaillent l?intérieur en silence, Ce que mes yeux ont vu organise le passage du passé au présent, de l?histoire au contemporain, de l?immobile au mouvement.

Psychanalyse de la restauration

Tout se passe sur la toile. Tandis que son regard cherche et interroge sans cesse, les mains de Lucie dégagent, désossent, enlèvent la surface pour révéler la profondeur. La restauratrice, au sens le plus littéral, fait donc acte de psychanalyse. Ou comment révéler Le secret derrière la porte, disons derrière la toile, et rapprocher du même coup Bartillat de quelques illustres prédécesseurs. Pourtant, Ce que mes yeux ont vu n?est pas un film de genre. Lang et Hitchcock resteront donc dans l?ombre, témoins discrets d?une histoire de l?œil s?approchant de leurs univers respectifs pour mieux s?en détourner.

La peinture au cinéma est un sujet casse-gueule. Le risque était de faire un film emprunté, figé dans l?hommage dévot. Il n?en est rien ici. D?abord parce que le passé n?apparaît jamais sans être aussitôt ramené sur le présent. Ainsi, tandis que Lucie cherche à prouver l?histoire d?amour secrète entre le peintre Watteau et la comédienne Charlotte Desmares, elle est elle-même attirée par le mime qu?elle aperçoit de son travail. Comme si, à travers Vincent, double du Gilles de Watteau, Lucie pouvait pénétrer le mystère du peintre qu?elle étudie. En faisant d?ailleurs l?analyse du Gilles chez Dussart, elle entame un jeu de reflets et de miroirs constituant la structure même du film.

La cassure intérieure et les fantômes de l?œil

Reflets, sosies, doublures. Tous les personnages de Ce que mes yeux ont vu sont habités par une cassure intérieure, un sens de la disparition. Celle de la parole pour Vincent, de son père pour Lucie, de sa femme pour Dussart. Mieux, chacun porte à l?intime le fragment d?une fêlure dont on retrouve l?écho chez l?autre. Ce que mes yeux ont vu est donc un film où les fantômes ont la peau dure. Le refus d?une histoire secrète d?amour pourrait-il chez Dussart être lié à celle qu?aurait pu avoir sa femme ? La photo de classe de l?institut que Vincent donne à Lucie correspond t?elle à autre chose qu?une simple trace du passé ? Laurent de Bartillat ne répond pas, préférant remplir son cadre de signes, de traces, d?évocations. Au spectateur de recoudre les coutures, rejouer le drame à l?imaginaire.

Ce que mes yeux ont vu reste en cela fidèle à l?esprit de Watteau, chez qui le drame n?apparaît jamais sur la toile, mais par le biais des visages, de la position des corps, de l?abandon des personnages - ce côté fragile, éthéré dont James Thiérrée retranscrit avec tant de grâce l?abandon. De même, Laurent de Bartillat garde l?évènement traumatique le plus souvent hors-champ, laissant la mise en scène (par son jeu sur les flous, les lumières) et les acteurs faire apparaître la coupure intérieure de manière indirecte.

Watteau par de Bartillat - Accorder son regard à sa vie

Le maillage toujours plus intime entre peinture et cinéma se fera par la mise en scène. Prenant le parti-pris inverse du goût de Watteau pour la perspective, la distance, la trouée, Ce que mes yeux ont vu rapproche la caméra des corps. Un film tourné de près, qui s?attache à la rétine, souvent dans la poursuite, le tremblement, le désir d?en découdre, comme en réponse à l?acharnement de Lucie vers la vie, l?émotion, la parole.

Ce que mes yeux ont vu joue le trio d?une femme prise entre deux hommes sous silence. Des trois, Lucie est celle qui passe derrière les murs, qu?ils soient réels (l?appartement de Vincent) ou symboliques (les paroles décourageantes de Dussart). Enfonçant les surfaces, se débattant sans cesse pour faire valoir sa voix, elle se consume tout entière dans sa quête. Mais quête de quoi, au juste ? Simplement d?accorder son regard à sa vie. Refuser de ne pas voir. Se dispenser du sourire qui sous couvert de tendresse permet d?oublier plus vite. Ainsi, parler à Vincent revient à rendre palpable l?invisible, faire disparaître la transparence au moment même où la fiction va naître.

Portrait de l?âne en sourd-muet - superposition des fragments

Car ce sourd-muet qui fait la manche n?est autre que l?âne du Gilles de Watteau. Celui que personne ne voit mais qui se fait témoin du monde. Un lien secret unit donc la jeune femme et le mime, dont Laurent de Bartillat pousse la vrille au vertige avec la visite de Lucie chez Vincent. Sur les murs nus de l?appartement, des petits bouts d?images reconstituent l?alignement des façades. Une ville mise bout à bout pour figurer le comble de l?isolement. Sans visage, sans parole. Reprenant en contraste les murs de l?appartement de Lucie, couvert lui de tableaux, de figures et de corps. Ou le miroir d?un couple réuni dans l?image, du moins la représentation.

La pétrification de l?un n?aura d?égal que la vitalité de l?autre. A l?inverse du regard fixe de Vincent en statue, celui de Lucie poursuit sans répit l?intérieur, les détails, les figures disparues du cadre. Débordant de vie jusque dans les toilettes sous un fond rouge et gris ou dans cette salle d?enchères d?un pays dont elle ne connaît pas la langue, l?acharnement du rêve, l?histoire d?amour secrète semblent toujours possibles. Qu?importe alors si Ce que mes yeux ont vu pousse le symbolisme un peu loin. Cette fascination de Vincent pour les rivières souterraines ou encore l?œil d?une bouche d?égout donnant sur un fleuve noir.

Les corps troués d?un film-labyrinthe en miroir

Laurent de Bartillat évite l?écueil d?enfermer son film dans la marge (le couple Lucie/Vincent). En ramenant Ce que mes yeux ont vu à l?intrigue de la toile de Watteau ainsi qu?aux rapports ambigus entre Dussart et Lucie, le cinéaste tient sa corde jusqu?au bout, partisan du désir face au savoir, de l?affaissement des murs, de la trouée des corps plutôt que celle de l?espace. Cacher, dévoiler, superposer le réel par ses fragments, retoucher les images, faire apparaître les fantômes, les effacés, les repentis.

Ce que mes yeux ont vu serait un film-labyrinthe déguisé en miroir. Oscillant sans cesse entre l?exposition et le retrait, l?intensité du désir et son ajournement. Un film qui ramène au présent, par la pupille, un art de l?œil trop rare au cinéma. Où les morts, les invisibles se mettent à vouloir vivre, même si certains semblent vouer à disparaître, noyés à jamais dans les fonds de toile, comme contraints de s?éteindre en silence. Laurent de Bartillat leur rend hommage de la plus belle manière, dans une reconnaissance passant par la légèreté du retrait.

Lire l?interview de Laurent de Bartillat.


Stéphane Mas


 

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