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Head On de Fatih Akin.
Petit chef d’oeuvre punk et moral.





Un film où musique, corps et narration convergent pour donner par éclats un pur enchantement visuel. Head On, à la fois mural et éclaté, ou comment rallier punk et traditions turques, western et mélodrame pour l’anatomie d’une passion.

Le pas mal assuré, veste zippée ouverte, long favoris, l’oreille gauche percée d’un anneau, cheveux en désordre, la trentaine nonchalante, on imagine mal Fatih Akin monter sur l’estrade du festival de Berlin pour recevoir son ours d’or comme il descend les marches de l’Institut Lumière de Lyon, pour la soirée d’ouverture de sa semaine consacré au cinéma allemand. Le jeune réalisateur vient pourtant de commettre l’un des plus beaux film de l’année 2004.

Première mise au point : à contre.

Head-On est un film physique, dans le grain des corps, la force des mots, l’implication du spectateur. Difficile de rester en dehors, il faut être dedans. Head-On. Quatre flashs en plein visage. De profil, les yeux droits, puis les phares sur la route, droit jusqu’au mur et sans trace de freinage. S’agit-t-il de violence, la violence est partout dans les coutures du film, frontale, crue, sans fard. Si l’on ne rentre pourtant jamais dans le paradoxe d’une violence que l’on dénonce tout en la montrant à l’écran, c’est que Fatih Akin ne dénonce pas. Il filme deux personnages, chacun confronté à sa propre violence, en miroir inversé face à celle qu’ils ont reçue des autres : la mort de sa femme dont Cahit ne parvient pas à se défaire, la famille de Sibel qui empêche cette dernière de vivre.

Qu’on en finisse sur la violence. Ceux qui voudraient la tenir loin, arguant que partout dehors elle se tient déjà là, faisant son siège à notre porte, sont souvent ceux qui la regardent mal, ou de loin, le regard détourné. Ils la maudissent comme un mal incarné, quand elle n’est bien souvent que la manifestation, l’effet d’un mal dont la cause reste tue, tout du moins ignorée. S’il y a dans Head On du sang sur les corps, ce n’est pas pour s’en faire un spectacle, mais parce qu’il y a contrat : raconter une passion, une révolte, l’histoire de deux êtres qui, avant même de se rencontrer, se ressemblent dans leur posture – tous deux se tiennent à contre.

Gegen die Wand : convergence de révoltes.

Ils se rencontrent dans un couloir d’hôpital. Tu es turc, lui dit-elle, épouse-moi. Sibel veut vivre lorsque lui veut mourir. Son médecin, le bien nommé Shiller, le prévient et annonce en prolepse : Vous pouvez mettre fin à votre vie sans être pour autant obligé de mourir. Elle veux vivre, danser, baiser, et se dit prête à tout pour quitter sa famille : elle épousera un mort-vivant. Premier chant traditionnel. Il a dix ans de plus qu’elle, boit du matin au soir, vide des verres dans une salle concert et promène son mal être dans ses ruines de transit. Elle est coiffeuse, écoute du Rn’B et tient ses longs cheveux plaqués sous une laque trop brillante, le corps sec, nerveux. Elle sait ce qu’elle veut et l’obtiendra. Il ira l’enlever chez elle, armé d’une boîte de chocolats devant une mère incrédule, un père, un frère méfiants, dans un comique tout en nuance. Un bar, un bus, puis une salle de mariage avec double moquette, clavier Roland, boule de lumière et musique traditionnelle turque, derrière de fines petites lignes blanches.

Mariage blanc vire au noir.

Sibel emménage chez Cahit. Elle transforme sa porcherie en deux-pièces décent où les règles sont mises à plat : chacun sa part de loyer pour vivre sa vie séparément. Elle l’avait prévenu, elle se met donc à vivre, illumine et rayonne partout où son corps passe, une lime de taille sous des hanches en saillie, le regard droit, très noir. Akin filme ses espaces en plan moyen, dans une lumière alternant les sombres aux extérieurs crus, à bonne distance d’exposition, comme pour montrer l’ordonnance progressive du drame qui s’avance. Cahit retrouve à certains détails la présence d’une femme dans sa vie - le parfum sur les draps, une penderie sans cadavres, une salle de bains décente. Il attend lorsqu’elle ne rentre pas, errant dans son salon, imperméable sur le dos, carabine à plomb dans la main, tel un turc allemand Impitoyable à peine moins crédible qu’Eastwood, pour un ball-trap improvisé sur sa photo de mariage – il ne vise pourtant que sa propre poitrine. Il se rapproche jusqu’à s’avouer pris, se saigne les mains de rage. Il commence à l’aimer. Akin nous montre cette sorte d’amour qui dérape et sort de route, où l’on s’aime sans parler. Ils se prennent, se rejettent, s’apprivoisent au défi. De cette progression en hachure, montrée par à-coups, le réalisateur place à mesure les charnières de son scénario et son mouvement paradoxal. Juste lorsque l’amour pourrait être possible, c’est la mort qui survient.

Er ist mein Man, Ich bin seine Frau.

L’histoire d’un homme et d’une femme. Il y a des couleurs, des larmes et du sang. Un banal fait-divers, une histoire de jalousie, un coup de cendrier sur la gorge. L’amour est un manège. Tu mets une pièce, ça tourne. Voilà la vision de l’oncle de Cahit, seul personnage comique du film, et donc celui par qui le possible, la transition, la vérité arrivent. Ça tourne en effet, par les couleurs du manège la nuit, dans cette très belle scène de la fête foraine, puis les couleurs des photos qui brûlent dans l’évier de cuisine, le suicide en plan américain, derrière une porte, l’aiguille en gros plan sur une table d’opération. Au moment même ou Cahit rentre dans l’enfermement de la prison, Sibel doit fuir la vindicte des siens, son frère qui cherche à la tuer. Elle se réfugie chez l’oncle dont les mots passent les murs et qui, dans une très belle scène de théâtre filmé, rend la vie de nouveau possible par le chant, les larmes et le rire. La nouvelle vie de Sibel passera par la Turquie, terre des origines.

L’ombre sur le devant : le coupable est celui qui s’en sort.

Sibel arrive cheveux coupés ras, la tête vide. On retrouve l’orchestre avec en fond la grande mosquée d’Istambul, mais sans le chant cette fois-ci, comme pour l’annonce inversée du choeur antique des tragédies grecques. Les mots sont inutiles, le corps va donc parler. Sibel emménage chez sa cousine Selma, figure de la réussite en photocopie du modèle occidental. Dans son appartement, qui pourrait être à Paris ou New York, on perçoit de la fenêtre une longue traîne de feux rouges sur l’avenue, un banc de musculation dans le salon, la télévision braquée sur une chaîne de sport. Big eyes, big energy. Sibel évoque tout le mépris qu’elle éprouve pour elle à Cahit, et devient le double féminin de l’amant dont elle est privée. Le film repart sur une boucle du début. Face à la mort de sa femme, Cahit s’enfermait dans l’autodestruction avec la culpabilité du survivant. Sibel reprend ce même mouvement : l’alcool, la drogue, le viol, jusqu’à l’ultime scène de la ruelle, littéralement couverte d’un noir de théâtre, de tragédie. A travers les trois hommes de la ruelle qui l’interpellent, c’est son frère, sa famille entière qu’elle retrouve. Sibel cette fois-ci ne fuira pas. Elle ira jusqu’au bout pour inverser la marche du temps, défaire le réel par l’envers, recevant la mort comme pour effacer celle que Cahit a donné. Une des scènes les plus emblématiques du film, d’abord pour sa beauté sombre, sa coupe en trois actes de tragédie mais aussi son issue sous les phares du taxi, avec une rigueur formelle, une épure, une tension dans la mise en scène qui témoignent d’un vrai cinéaste.

Le Grand Hotel de Londres vs. The Marmara.

Cahit sort de prison, façon Nick Cave, costume gris, lunettes noires, la veste sur l’épaule. Il part pour Istambul. Il est resté vivant pour retrouver Sibel, l’aimer à nouveau, mais d’une autre façon. Il s’installe au Grand Hotel de Londres, hanté lui dit-on, puis cherche à retrouver Sibel par sa cousine Selma, devenue directrice du palace qui domine les avenues, The Marmara. Cahit ne boit plus, ses fantômes l’ont quitté. Il monte des packs d’eau dans sa chambre et redécouvre les gestes simples d’un homme qui sort de l’enfermement : tirer les rideaux pour ouvrir la fenêtre en grand, rester immobile au balcon, respirer l’air avec lenteur. Par le choix des décors, le grain de lumière, la découpe des espaces, Fatih Akin filme le charme suranné de cet hôtel d’avant guerre avec autant de grâce que les parois de verres, les longues tables à angle droit du palace The Marmara. Le réalisateur parsème ses plans de détails qui ramènent le spectateur au passé de la première rencontre. Cahit rejoue le premier enlèvement de Sibel et permet au scénario de retrouver une figure imposée du western : après avoir purgé sa peine, un homme retourne dans un univers hostile, où tout a changé, auquel il devra se confronter et survivre pour que sa rédemption soit totale.

Western moderne.

Il se présente devant Selma, comme jadis devant les parents de Sibel, une boîte de chocolat à la main. Selma devient alors le double du père au début du film, et comme lui protège ce qui déjà ne lui appartient plus - Sibel. Cette confrontation du face à face, entre western et drame psychologique, Fatih Akin la filme avec la rigueur et la retenue qui conviennent - plan fixe, profondeur en oblique, champ contrechamp de cas d’école. Par le cadre de verre, l’importance donnée à la parole, le poids du passé, cette scène rappelle étrangement la confession du peep-show de Paris-Texas. Wenders apparaît aussi dans ce rapport aux langues qui fait basculer la scène dans le registre du mythique et permet auusi à Akin de s’inscrire dans toute une lignée d’un cinéma allemand dont il hérite en même temps qu’il la secoue vertement. C’est une des idées les plus belles et les plus simples du film : en plein dialogue, les personnages se mettent soudain à parler anglais. Un pur effet de mise en scène qui propulse le film dans l’irréel et transforme un temps les personnages en notions : l’amour, l’insoumission, le vice, la compassion, sans que pas un instant on ne verse dans la caricature.

- Are you strong enough to stand between me and her ?
-  Are you strong enough to destroy her life ?

Cahit apprend de Selma la nouvelle vie de Sibel. Elle s’est mariée à Istambul et a une fille, Pamuk. Elle viendra pourtant le retrouver, l’aimer au Grand Hôtel de Londres, dans de très belles scènes de nus. Elle hésite à s’enfuir avec lui. Sans qu’une parole ne soit prononcée, Akin pose son dilemne en quelques plans rapides - une penderie, une valise, le visage de sa fille. Sibel doit choisir entre prendre sa liberté de femme ou priver sa fille de père. Son choix final de rester témoigne au fond de la rédemption morale qui sous-tend le film. Au terme de leur quête autodestructrice, chaque personnage rencontre la mort qui les laisse face au défi de l’après mort, celui de la reconstruction. Le passage de Cahit en prison l’a transformé. Lorsqu’il propose à Sibel de partir avec lui, c’est accompagnée de sa fille, qu’il est donc prêt à adopter. Cela transparaît également dans la mise en scène. Après avoir filmé toute la première moitié des corps en tourmente de très près, en plans serrés, la caméra de Fatih Akin s’en éloigne peu à peu, et le cadre semble plus large à mesure que la conscience et la maturité des personnages augmentent. Toute la deuxième partie est ainsi construite autour d’ellipses dont les points de vues fragmentés reconstituent le fil des évènements. Dans un mouvement semblable, la lumière évolue des intérieurs sombres de bars à la nuit des ruelles, passe la renaissance au plein zenith jusqu’à progressivement s’achever dans le crépuscule. Une lumière comme fil rouge à l’évolution des personnages, des espaces et du temps qui les façonnent.

Mélo punk et moral : l’outrance, vie en tête.

Mis en dehors du discours, le film de Fatih Akin ne traite ni de la violence d’une jeunesse désoeuvrée, ni de l’intégration, ni de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne ou de la faim dans le monde, si ce n’est d’une faim de vie. A la manière du Breaking the Waves de Lars Von Trier, Head-On s’inscrit avant tout dans un genre - le mélodrame – dont il joue des codes pour les transformer, leur redonner vie. Un film de l’outrance, où les corps se bousculent d’amour, de sang, se détruisent et se reconstruisent.

Dans l’entretien qui suit la projection, Fatih Akin rendra d’abord hommage à ses acteurs, Sibel Kekilli et Birol Ǚnel, tous deux admirables. Six semaines de tournage et au final deux ans de réalisation pour un film « en grande et en petite partie autobiographique ». On enferme trop les auteurs dans le discours. En Turquie, Fatih Akin porte la voix de la marge, de l’excès, de l’arrachement identitaire. A travers son film, il montre sans doute la part de vérité d’un réel très peu glamour, où Istambul, ville dure et flamboyante, pleine de bruit, de lumières, apparaît de façon furtive, à travers des ruelles sombres qu’éclaboussent la nuit, des étales d’épicerie. Mais ce qu’il filme avant tout, ce sont deux personnages pris d’une tourmente : la vie en tête.

Les coupes serrées, les lumières, la musique inondant le film de tous ses bords, les variations brutales de rythme dans une narration au final assez dense, tous ces éléments font de Head-On un film rempli jusqu’au couvercle, et qui déborde encore. Tellement que certains voudraient y mettre plus. On peut comprendre sans y souscrire la polémique née outre-Rhin autour de la caricature des jeunesses turques et allemandes, de cette forme de passion adolescente qu’on s’empresse de regarder avec condescendance. Le film n’a pourtant rien du portrait d’une quelconque jeunesse. Un fragment plutôt ; celui d’une marge, cette bande hachurée de rouge et blanc que l’on place pour délimiter une zone d’accident. Une bande de côté qui nous renvoie comme en miroir notre jeunesse, sa rage, sa violence, son sel de vie. Un grand film qui nous incite à ne pas perdre la notre.


Stéphane Mas