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Thomas Braichet - On va pas sortir comme ça on va pas rentrer
Après-midi prétexte dans la ville sonique





Flashback en 2003 : ce livre-audio était en avance. Mais c’est fort à-propos, ce décalage, puisqu’il s’agit d’un rendez-vous. C’est "elle" & "moi", de sortie, chez un copain à "elle". "Elle" m’a demandé si "je" venais j’ai dit je viens. "On" y est, "on" s’ennuie, "on" repart. "On" rentre, transporté en commun, "on" couche bien sûr : un typique week-end à la ville. Bien entendu, Thomas. Je veux dire : Thomas Braichet entend très bien. Lecture-écoute du temps réel - c’est une après-midi en ville.

Dans l’entre-deux du livre-audio / le coup de la porte, ou : brouillons les pistes un instant

Braichet vient cet après-midi. Je veux dire, enfin, il arrive - je veux dire, bon, je le connais pas - c’est un exemple. Et pour venir c’est pas direct : pour venir chez nous, y a des contournements, tout est en travaux - ouais ; quel bordel c’est les villes modernes.

Mais justement, il arrive à l’instant, il entre, on va pouvoir parler de son livre (il sort ; il entre, il sort. Mais qu’est-ce qu’il fout ?). Quel titre de livre riche en potentialités.

Déjà, en 1848, Alfred de Musset écrivait "Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée". Des Ménines de Velasquez, peintes deux siècles plus tôt, la porte peut sembler ouverte. Michel Foucault dit que, de l’ordre de la représentation classique, tout y serait. Et même, c’en serait l’épitôme, le sommet, quelque chose de l’ordre de l’apex. Dans cette porte au fond du tableau, dans cet encadrement, il y a ce type - qui entre, qui sort, on ne sait pas très bien ce qu’il fait.

Cette porte, est-ce une ouverture ou une possibilité d’entre-deux ? Qui est-ce d’abord, ce type ? Foucault l’appelle le "passant", le "visiteur anonyme". "Il est vu de profil ; d’une main il retient le poids d’une tenture ; ses pieds sont posés sur deux marches différentes. (...) on peut supposer qu’en traversant d’incertains corridors, il a contourné la pièce où les personnages sont réunis et où travaille le peintre ; (...) il surgit du dehors, (...) - non pas reflet probable mais irruption. (...) Un pied sur la marche, et le corps entièrement de profil, le visiteur ambigu entre et sort à la fois, dans un balancement immobile." (Les mots et les choses, Gallimard, coll. Tel, p26)

La porte impossible de Marcel Duchamp, trois siècles plus tard est agitée d’un balancement immobile, d’une impossible agitation logique dont le fou rire mental qu’elle provoque est nerveux. Ce balancement, cette oscillation agite les pages de OVPSCçOVPR : une respiration, prise entre des pages imprimées et un CD, qui n’existent pas réellement les unes sans l’autre, un objet hybride, mais pas un monstre : ou plutôt : l’objet dont nous voudrions parler n’est pas palpable, il est inexactement un CD et un livre, il est exactement ce flux de deux, cette circulation d’air entre deux lieux...

Façon de dire que le doute quant à savoir si la porte est ouverte ou fermée ou peut-être les deux, est toujours déjà là, dans les questions de la représentation. Et l’énoncé majeur du livre de Braichet tient sans doute en son titre, qui se pose là comme une belle question de poule et d’oeuf : nous sommes là, entre la page et l’âge électronique, on voudrait faire un livre parce qu’on a tout de même pas trouvé bien mieux, mais les tentures des pages sont un peu lourdes. Que faire alors, comment faire en sorte qu’il nous ressemble un peu plus, ce truc désuet ?

(Ah, non) ça on va pas rentrer : maintenant qu’on y est (entre)

Thomas Braichet, jeune poète-plasticien (1977), fait partie des membres de Boxon, la revue de poésie lyonnaise qu’on ne présente plus (performance, poésie sonore, etc. - voir le site Tapin), ainsi que du Collectif Mix, qu’on ne présente pas (autour des éditions Mix, interventions dans l’espace public, revue On, petits livres format "chapbook" à 3 euros ou plus volumineux et pas beaucoup plus cher, etc.).

Dans on va pas sortir comme ça on va pas rentrer, Braichet s’attache à multiplier les modes d’irruption dans le corps du livre. Typographie personnalisée, CD audio, disposition du texte en colonnes éclatées. Est-il encore livresque, est-il déjà plastique, c’est l’indécidable de sa position qui suscite le mouvement de la lecture et l’intérêt d’un livre de "nouvelles" plutôt étonnant.

Le mode d’emploi de l’instrument est simple, il s’agit d’écouter en lisant (facile pour les multi-tâches comme moi, génération du zapping : les autres s’y essaieront un peu, pour une fois). Le livre est découpé en cinq parties, et la couverture nous dit que ce sont des nouvelles. La dimension narrative est bien précisée : voici une journée découpée en cinq tranches. On peut marcher en même temps, sautiller, par exemple - ou prendre le bus, avec un discman, pour aller chez le copain de sa femme. Le CD passe bien, on peut même l’écouter "en disque", tout seul, si on veut (mais ce n’est pas là que se joue l’en jeu). Au fait, qu’est-ce que ce truc ? Est-ce que Braichet est musicien ? Pourtant il y a de la musique. Est-ce que Braichet est DJ ? Pourtant ça cut-upe grave. Est-ce bien un livre ? Et surtout (question subsidiaire pour tout le monde sauf les pouètes) est-ce nécessairement de la poésie sonore ?

Braichet se donne les moyens de sa réappropriation de l’espace de la page : il semblerait qu’il ne veuille pas en sortir "comme ça", de la page, pas si vite.

La poésie sonore (qu’on ne critique pas ici, mais plutôt qu’on appose en regard, qu’on interpose pour définir l’objet livre-audio en question) jette en général le bébé book, le bébé qui prend l’eau, l’eau du lyrisme toujours-encore-trop-lyrique qui n’en finit pas de nous ramener au 19ème. Et si elle fait toujours retour au livre pour s’historiser, son grand dilemme sans doute, elle n’en place pas moins toute sa concentration sur la parole, la verbalisation, le son, pour sortir de la page. Les livres de Bernard Heidsieck (poète du 20-21ème, pour ceux qui ne le connaîtraient pas), par exemple laissent toujours planer ce doute : sont-ce bien des livres encore, ou plutôt comme un de ses titres le laisse entendre, ne sont-ce pas plutôt des partitions (Poème-Partition “F”, avec un cd, Le Corridor bleu, 2001), comme les livrets d’opéra, les plaquettes de CD où se trouvent les lyrics, les cartes topographiques, etc.

Par la mise en place d’une coprésence son/texte dynamique, Braichet ici n’est pas exclusivement un poète sonore : il met en place une triangulation "verbi-voco-visuelle" (Marshall McLuhan, Verbi-voco-visual explorations), et restant dans la page / plongeant dans le sonore / creusant l’image de la lettre, à la lettre :

"Je double une ligne / J’entends / . la porte / Ne pas laisser échapper / un regard "qu’est-ce qui s’passe ?" / . La touche"

Une voix de caractères

Et pour caractériser une voix, développer la question du "rendu" (comme on parle de "rendu sonore" au cinéma lorsque par des moyens artificiels on refait en mieux les sons du monde), Braichet invente une écriture - à hauteur d’une nouvelle police typographique, réalisée avec l’aide de l’Atelier National de Recherche Typographique.

Hyperventilation des éléments en jeu : les éléments de la poésie, du livre de poésie plus précisément - Braichet s’en saisit et les redistribue. Les éléments du livre de poésie - parce qu’il fait bien ici un livre : la question du livre et de son actualisation, du comment faire un livre aujourd’hui.

Refaire le livre, c’est une caractérisation de l’énonciation par le polissage de caractères propres ; c’est aussi bien : une forme réactualisée de réalisme littéraire, par la saisie en bribes du temps réel. "Le seul produit de substitution à un air connu est / . un air connu)." Ailleurs : "Je technique / mixte."

Un réalisme étendu, distendu. Car le temps réel est bien l’étalon à l’aune de quoi on mesure le moment de nos jours, avec toutes ses machines - Thomas Braichet utilise les moyens qui sont les siens aujourd’hui pour capter quelque chose à ce qui se passe autour de nous : tout est extrêmement précis, et la finesse des caractères Vsans illustre bien ce que je veux dire par là. Le travail sonore est très intéressant, qui procède par coupes et prélèvements de consonnes ici, par la refabrication de phrases à partir de mille segments de mots recollés ailleurs. On peut même dire qu’il relève d’une expertise technique - djying de la langue - somme toute, TB a bien capté la situation : et cette hyperprécision porte en miroir une façon de discours qu’on prendra chacun pour soi, comme on voudra.

On le prendra dans les effets comiques qu’elle induit, cette hyperprécision (certaines des voix proviennent d’une méthode de français pour étrangers, intensiv französisch), dans les effets dansants qu’elle agite ( "O.K. O.K. O.K. now put your hands in the air and wave them like you just don’t care"). Ou bien, dans les effets politiques qu’une telle précision, au scalpel, met en miroir : on appelle ça ailleurs la barbarie, ou les techniques de mort - au choix, il y a aussi "contrôle", et "surveillance", pour rester non loin du panopticon de Foucault qu’on pourrait d’ailleurs évoquer ici, façon de montrer comment l’événement est cerné par tous ses angles, si le jeu ici n’était pas si étranger à la globalité et bien plutôt noyé dans la masse des percepts, dans leur entre.

Néanmoins, c’est dit : les moyens employés peuvent être une manière de discours - une morale de la précision pourrait être un antifascisme - sous la cape de la connivence, qui, vite, s’installe, quelque part entre la page, l’oeil et l’oreille.

Où ? Synchronicité et asynchronicité jouent l’une de l’autre et souvent, on "rembobine" les pistes de lecture : l’entre est problématique, c’est une conquête, une direction. Mais si les temps d’écoute et de "visionnage" de la page ne s’accordent pas, c’est une façon supplémentaire de bousculer les codes - et sans doute pour une fois l’ordre linéaire de la page est-il réellement mis à mal : la disposition des textes en deux colonnes, ni reliées ni séparables, dont la syntaxe fuit de tous les côtés, résulte en des mouvements inconsidérés de l’oeil et en une forme de lisibilité à la fois de la plus grande clarté, tout en étant déboussolante.

Attention, soyez prudents : la délinéarisation en masse entraîne l’accélération des battements du coeur.

Pourtant, vous étiez prévenus

L’asthme aussi. L’asthme, qui amène une épaisseur qu’on soupçonne autobiographique. La maladie y est décrite symptomatologiquement. La parole du médecin est rapportée :

"L’accès se traduit par une gêne respiratoire intense, prédominant sur l’expiration. Le rythme respiratoire est ralenti. La crise se termine en une ou deux heures, après l’émission de crachats collants contenant de petits grains perlés."

Une bonne partie de la tension dramatique du livre tourne autour de l’asthme et de la sensation d’étouffement : notamment, la piste 26 et sa construction ample au piano improvisé (Florian Doidy, brillantissime), qui développe la ritournelle qui circule depuis le début du CD. Le compte rendu de la maladie, cette maladie qui est bien entendu une maladie du souffle, apporte une dimension tragique aux nouvelles et réinvestit du risque et de la mortalité dans l’énonciation qui s’y déploie. Pour autant, le ton du livre conserve une distance qui se fout pas mal de savoir si on verse sa larme - le souci est ailleurs voyez-vous.

Car, symptomatiquement, dans l’asthme présenté comme risque et comme limite, l’asthme diagnostiquée et éludée ("Diagnostic : des causes / favorisantes intraitées, / le seuil critique à pas / dépasser dépassé."), on peut lire tout aussi bien une mise en abyme de la poésie et plus encore du livre de poésie tel que le reconfigure ici Thomas Braichet : la poésie, dans le livre, étouffe, court des risques, le livre a vieilli, sa santé est faible, il radote souvent, les causes favorisant la crise n’ont pas été traitées, le livre est resté intraité, nous sommes restés intraitables, le seuil critique avait été perçu, et pourtant on l’a bien franchi mille fois allègrement...

Des trucs et des comme on va pas sortir

En vérité je vous le dis : on n’est pas prêt de rentrer dans la page, maintenant, pas prêt d’y retourner, maintenant qu’on a vu comment ça allait vite dehors, comme ça filait : dans l’accélération, dans le non-dit, beaucoup trouve place, et finalement, un lieu apparaît, un lieu d’énonciation, un entre habitable, conflictuel, jouissif.

Et si la virtuosité de Thomas Braichet dans le multimédia (pour une fois, on peut utiliser ce terme sans rougir) nous porte loin de tout réalisme descriptif conventionnel, on n’en sort pas pour autant les comme de la page. Un réalisme prend place, dans un dispositif générique : son objet a valeur de généricité, l’indéfinition des personnages et des situations sert une plus grande latitude d’identification, tout en dénudant totalement son processus de captation du moment, et son flottement amusant qui vous ressemble tant.

Car en général, c’est comme ça que ça se passe, quoi, pas besoin de vous faire un dessin, c’est nous, c’est vous, on est tous les mêmes pour une fois, on le voit bien, la fille, le garçon, les copains, la ville, les trains et les déplacements, le garçon qui met son truc dans le truc de la fille, et puis la fille qui bouge son truc et truque la situation, et le garçon qui se bouge pour suivre cette fille qui a décidément un truc, et puis la fille qui bouge de là et le garçon qui la poursuit, le plein des trucs qu’il a dans la tête, et il se demande plein de trucs sur elle, et elle a entendu des trucs sur lui, dans un transport en commun Truc, et c’est la vie truquée des villes, et son bougé dans le rendu, et son flou dans les angles, et aussi soyons franc sa forte teneur de déjà-vu, le trucage dans son inouï. Et on choisit d’en rester dupes, bien entendu(s).


Guillaume Fayard

Thomas Braichet, on va pas sortir comme ça on va pas rentrer, livre-audio, POL, 2003, 14,5 euros.

Exceptionnel : p12 du livre en version txt + audio - comme si vous y étiez (site Tapin).

www.1clic.net d’où est tirée l’image d’illustration pour la police de caractère.

Présentation du livre et de l’auteur sur le site de POL (+ 1ères pages du livre en PDF).