Art | Bien profond | Ciné | Livres | Musik | Liens



Saimir - Francesco Munzi
Filiation par les cendres.





On pourrait d’abord croire à La promesse des Dardenne. Un adolescent de seize ans au visage fermé qui fonce sur sa mobylette et s’essaie à la fuite. En face, un père qui vit du trafic d’illégaux, faisant de son fils son principal collaborateur, son bras droit, son manœuvre. Ce n’est pas la Belgique, mais l’Italie du Latium, tous deux sont albanais. Un film du réel, magnifique portait d’une adolescence solaire qui parvient à s’extraire du sordide.

Saimir et son père récupèrent les immigrés arrivés par la mer et les transportent dans leur camion jusqu’à leur premier point de chute à terre. Saimir distribue de l’eau et des couvertures, puis il recouvre la bâche du camion ; lui aussi voudrait partir. Sa mère a disparue. Il supporte mal depuis cette demi-vie qu’il est contrait de partager avec Simona, la nouvelle compagne italienne de son père. Changer ses jour, ses nuits, ses parents, trouver l’amour surtout. Saimir est un adolescent presque comme tous les autres.

Sa seule école est celle de la rue, des vols à la tire, des jeunes gitans avec qui il passe son temps. Petit à petit, les vols et les risques deviennent plus importants. Ceux qu’il côtoie aussi, et plus dangereux. Une nuit, son cousin l’emmène en virée dans un club minable de la côte avec coke et sucette au programme. On reste pourtant plein cadre au réel : c’est en survêt basket que Saimir goûte à la fellation.

Le lendemain, il rencontre à la plage une fille de son âge. Une fille d’un autre monde, italienne et allant au lycée. Le film prend alors cette double fourche qui va le suivre tout du long. La rencontre de deux êtres sur une frontière mouvante entre terre et mer, italiens et immigrés, sur des fils emmêlés de filiation, d’amour, d’adolescence et de traite mafieuse.

C’est de ce va et vient entre ces différentes frontières, de leur reconnaissance, que Saimir va grandir. Francesco Munzi filme avec beaucoup de justesse la rencontre amoureuse, l’audace tendre du jeune albanais, les premiers rendez-vous, et cette scène magnifique de la baignade à deux. Une sorte de bonheur brut que Francesco Munzi, à l’instar des Dardenne, filme sans pose. Comme s’il laissait à ses personnages le tâtonnement, l’innocence et la légèreté, pour mieux enfoncer ensuite le sentiment d’injustice et de trahison lorsque le réel reprend la mise.

L’espace signifiant ; frontières et territoires.

Car l’amour est bien sûr d’autant plus beau qu’il s’avère impossible. Nombreux sont ceux qui, au théâtre comme au cinéma, sont déjà passé là. L’origine sociale des deux jeunes ados semble trop différente pour qu’ils puissent s’aimer longtemps. Basculé à la mise en scène, l’univers vertical du repère de Saimir s’oppose d’ailleurs à l’univers horizontal de l’école, ses dédales de couloirs.

Entre les deux, la frontière est matérialisée par la grille près de laquelle Saimir attend sur son scooter son amie à la fin des cours. Lorsqu’il l’invite à visiter son repère, la jeune fille inquiète puis effrayée par cet univers à la fois d’ombre et de violence latente, s’enfuira, délaissant le scooter pour une voiture interceptée sur la route. Le front de mer constitue alors l’unique lieu de bonheur possible, puisque là se rejoignent leurs deux univers, l’espace calme et sécurisant de la plage, de la terre, territoire italien de la jeune fille, à celui plus fougueux, imprévisible et violent de la mer, de l’extérieur, territoire de Saimir.

On se rend d’ailleurs compte tout au long du film que ce travail sur l’espace définit de manière très précise chacun des personnages et tisse en sous-main tout un réseau de signifiants. Au mouvement de fuite de la jeune italienne correspond à l’inverse un mouvement d’intrusion de Saimir dans l’univers de celle-ci. Se précipitant avec violence dans l’école, il va jusqu’à ouvrir la porte de sa classe et lui parler au frontal tandis qu’elle reste muette.

Cette dualité de mouvement reprend avec une transparence aussi déconcertante qu’efficace ce qui, au niveau national, se joue sur l’immigration. Saimir incarne en effet parfaitement la figure de l’immigré, de l’intrus, c’est-à-dire de celui qui, venu de l’extérieur, force son chemin sur un territoire qui n’est pas le sien mais sur lequel il ne demande rien d’autre que vivre et être accepté tel qu’il est. Auquel désir d’être aimé, sa jeune Italienne n’offre comme réponse, à l’instar de son pays, que méfiance et silence.

Le rejet comme miroir. Regard sur une marge d’enfance.

Il est remarquable de constater la maîtrise avec laquelle, pour un premier film, Francesco Munzi parvient à tisser en toute transparence ce réseau de signifiants, la finesse et la cohérence de ses personnages se développant au fur et à mesure de l’intrigue. Ainsi, après avoir été rejeté par son amie, Saimir à son tour traite la nouvelle compagne de son père avec un mépris et une haine d’autant plus importants qu’elle lui rappelle non seulement sa mère disparue mais son échec amoureux.

La dynamique du rejet comme miroir fonctionne dans les deux sens. Je rejette celui qui me rejette, et me rapproche de celui qui, comme moi, est rejeté. Saimir opère donc plus souvent avec la communauté tzigane. Une des scènes les plus fortes et les plus drôles du film correspond d’ailleurs à un cambriolage perpétré par la bande de mineurs dont Saimir fait parti. Quelques minutes seulement pour vider une maison. Des gestes vifs, coordonnés, professionnels, jusqu’à ce que soudain la scène se mette à basculer.

Le talent de Munzi consiste alors à montrer ces jeunes pour ce qu’ils sont avant d’être voleurs, c’est-à-dire des enfants. Ebahis par la beauté, les richesses, le luxe dont ils sont entourés, le vol s’interrompt pour laisser place au jeu. L’enfance reprend ses droits. Un se déguise avec un lustre, l’autre se couvre d’un vison, un autre en pleine extase devant la piscine finit par y piquer une tête.

Dehors bien sûr le réel plus sordide remet les choses en place. Mais le point de vue de Munzi s’affirme. Il filme les frontières, mais aussi les passages d’un état à un autre, à tous les sens du terme, qu’il s’agisse d’espaces, d’émotions ou de périodes de la vie, passant continuellement de l’enfance à l’adolescence, puis de celle-ci à l’âge adulte, avec toutes sortes de combinaisons possibles.

Tectonique de l’adolescence.

Une des forces du film est aussi de saisir ce changement d’ordre tectonique concernant les différentes périodes de vie. Pourquoi dans nos sociétés occidentale l’adolescence tend-elle à arriver de plus en plus tôt ? Pourquoi à l’inverse, l’âge adulte semble-t-il éternellement repoussé vers le futur, faisant de l’adolescence psychique, en fin de compte, la plus longue période de la vie ?

De même que l’on voit se former une sorte d’enfance adolescente, l’adolescence elle même semble se transformer, changer de nature - désormais moins un âge intermédiaire que miniaturisation de l’âge adulte. Une conception moyenâgeuse utilisée depuis plus d’un demi siècle pour en faire une cible de marketing et dont le pendant pervers serait de vouloir en faire une cible sexuelle.

Que se passe-t-il lorsque l’enfance adolescente est mise à sac par les adultes ? En utilisant son fils pour ses transits, Edmond prive Saimir d’une part légitime de son enfance. Même s’il n’en a pas conscience, il particpe déjà à cette marchandisation de l’enfance dont le film exacerbe sur sa fin toute l’horreur.

Banalité de l’horreur. Transgresser pour ouvrir.

Saimir rompra définitivement avec son père lors du dernier voyage. Cette fois-ci, au lieu d’un groupe d’immigrants, une jeune fille blonde embarque seule dans leur fourgon. La nature mystérieuse de ce transport apparaît peu à peu en pointillés lorsque Munzi filme le malaise du père face à la suspicion du fils.

Ce que l’on redoutait se confirme à l’arrivée, lorsqu’on entend la jeune fille être battue et violée hors champ. Or le plus perturbant n’est peut-être pas là. Filmé en plan fixe dans la cuisine attenante à la pièce d’où proviennent les cris, un groupe d’hommes prends l’apéritif parle des affaires en cours. Une horreur d’autant plus révoltante qu’elle s’affiche quotidienne, banale, en pleine indifférence.

Le père de Saimir est aussi là, dans cette cuisine. Gêné, et surtout lâche. En sortant du camion, Saimir transgresse une première fois la frontière derrière laquelle son père l’avait obligé à rester. Une deuxième fois en entrant dans le bâtiment d’où les cris proviennent et une dernière en ne lui obéissant pas immédiatement lorsque son père exige qu’il s’en aille.

C’est avant tout la lenteur et la progression avec lesquelles cette transgression est mise en scène qui font de cette séquence une des plus fortes du film. En soi, le sang froid du jeune adolescent contraste avec force au chaos des adultes. Mais l’excellente idée de Munzi, en appliquant l’antique recette du film d’horreur (c’est encore mieux la deuxième fois), consiste à reproduire cette scène presque à l’identique le lendemain, et d’en décupler ainsi d’autant plus les effets. Hors de la sphère du père, Saimir peut maintenant aller au bout de son désir. Il a choisi son camp.

Eloge d’une rebellion morale.

La film trouve donc son équilibre entre la force brute de son rapport au réel, la tension intérieure des personnages et la structure en miroir de l’intrigue. Intronisé dans le monde des adultes mafieux par la prostitution au début du film, c’est en sauvant la jeune Sharon de ce même réseau qu’il parvient à son tour à devenir véritablement adulte.

Si l’on remarque au niveau de la mise scène une volonté de ne pas faire du beau avec le sordide, préoccupation présente également chez les Dardenne , ou dans Vento di Terra de Vincenzo Marra, le travail sur le découpage des espaces, leurs rapports à l’intériorité des personnages, est tout à fait admirable.

Mais le plus grand talent de Francesco Munzi réside dans son traitement de la jeunesse - fière, joueuse, fragile et cruelle tout à la fois, ainsi que sa capacité à la rendre vivante, à ne pas la figer dans un cadre, comme l’atteste la fin magnifique avec laquelle il clôt son film. Un dernier geste résumant à lui seul toute l’humanité dure que porte ce film du réel. En choisissant la parole et le droit, Saimir rend simplement possible la rédemption. Un geste bien trop rare par les temps (et les films) qui courent.


Stéphane Mas