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Pawel Pawlikowski - Tripping with Zhirinovski / Serbian Epics.
Nationalisme l’oeil en corde.





Comment filmer le nationalisme, si tant est d’abord qu’on puisse parler au singulier d’un phénomène aussi multiple dans ses déclinaisons ? Comment pour un cinéaste entrer dans cette mâchoire sans être avalé cru par le talent manipulateur des politiques en terme de médias visuels ? Avec deux documentaires consacrés l’un à Karadzic, l’autre à Zhirinovski, qu’il tourna respectivement en 92 et 95, Pawlikowski réaffirme sa croyance en un cinéma où l’image est tout, et les frontières mouvantes : où finit le burlesque, où commence le danger, quand s’opère la bascule dans l’horreur ?

Formé à l’école du documentaire BBC, Pawlikovski tient son œil à un mur et s’engouffre à chaque brèche. Ainsi du leader nationaliste extrémiste russe qu’il cerne dans Tripping with Zhirinovski dès les tout premiers plans. Alors que ce dernier regarde fièrement le grand fleuve s’écouler devant lui, personne ne se douterait qu’une lente descente du thorax au nombril laisserait découvrir un slip de bain sur lequel on peut lire, en lettres capitales : WINNER.

Pawlikovski filme d’abord des corps ; celui du leader russe qui regarde sa femme faire du canot gonflable, ceux qui crament au soleil sur le pont du bateau, et puis les autres, foules de vieux, de pauvres et d’alcooliques qui s’approchent de l’hygiaphone tandis qu’un sbire les interpelle la main tendue à la manière de Vladimir Ilitch.

“We need honest, devoted patriots”.

Etre populiste, c’est dire ce que les gens souhaitent entendre : des solutions simples à des problèmes complexes. C’est montrer sa fierté, sa réussite et remplir les caisses mentales de ceux qui vivent au désespoir. Zhirinovski promet l’impossible et marche en homme d’affaire, le front haut et droit, la conscience tranquille : un gagnant, on vous dit. Sa géopolitique se résume à quelques traits noirs sur une mappemonde dressée à l’arrière du bateau. De grosses flèches vers le bas désignent les échanges, toujours du Nord au Sud, tandis que la Russie s’enlise entre l’inde et les arables. La solution ? Ouvrir la chine pour se frayer un accès à l’océan indien. Il suffisait d’y penser.

Incarnant à lui seul le comble du politique, Zhirinovski n’éprouve pas même le besoin de mentir. Il raconte sur un bol de caviar sa jeunesse fauchée qui le pousse vers la sphère politique, son ascension salariale fulgurante de 200 à 200 millions de roubles par mois, et se montre tel qu’en lui même, naïf et cynique, oxymoron vivant d’un Monsieur Hulot chez les nouveaux soviets. Zhirinovski à la plage, Zhirinovski au ping-pong, Zhirinovski en réunion think tank pour trouver un symbole à son Parti Libéral Démocratique. Il fait d’ailleurs bien d’agiter son équipe de cerveaux : le soleil traversé d’une couronne d’épine pour un logo grande classe.

Buy my vodka & vote for me.

Un homme du peuple qui n’aime pas minauder et sait comment parler aux russes. Zhirinovski frotte son génie et commercialise une bouteille de vodka à son effigie. Un vrai gagnant, on vous dit. Sauf qu’au delà de sa bonhomie, le leader russe insulte les juifs, il déblatère son idéologie - contraste ? sur les chaînes de télévision américaine et parle presque sans haine, presque avec calme, jusqu’à en être presque effrayant.

Car c’est dans ce presque que se loge tout le film de Pawlikowski. On pourrait en effet presque trouver son film complice, complaisant, tellement son personnage est proche du peuple, proche et drôle. Tel qu’en lui même, en slip de bain, en pyjama, le risque était de se laisser prendre au jeu. Car si l’on rit beaucoup dans ce documentaire - merveille de montage, c’est grâce au contraste proposé de manière systématique entre ce que dit Zhirinovski et ce que voit le spectateur, entre ses rêves de puissance et son déguisement de parvenu. On rit tellement qu’on pourrait presque oublier non que ce type est un clown, un pantin vaniteux, mais un être qui, investit d’un pouvoir, serait des plus dangereux.

A le border ainsi dans l’intime, Pawlikowski risquait donc de rendre son personnage tellement attachant qu’on en oublierait son discours. Afin d’y remédier, il clôt son film avec désinvolture par un clip techno montrant le leader extrémiste en dangereux maniaque. Un emprunt de quelques minutes à l’image télévisuelle pour montrer par contraste ce qu’est le cinéma selon Pawlikowski : un one man band isolé sur le pont d’un bateau qui joue de la flûte sur un rythme bontempi, un bal-beuverie improvisé sur le pont, ou ce groupe constitué d’une ouvrière, d’un col blanc et d’un officier, tous galons dehors, en train de saluer de la main le bateau qui s’éloigne.

Derrière la figure débonnaire de golden quinqua, le cinéaste montre Zhirinovski dans son grand costume vide, sa béance libérale, fossoyeur d’une âme russe dont Pawlikowski fait son vrai sujet, et qu’il imprime sur pellicule avec une ironie mélancolique. Quitte à vendre son âme, autant la boire cul sec.

Cinéaste de corde : la position d’avant-recul.

La politique n’est pas forcément l’apanage des fourbes. Le cinéma non plus. Ainsi Pawlikowski peut-il se définir comme cinéaste de corde, tenant son scénario dans l’instant, n’hésitant pas à modifier son plan de tournage, changer ses dialogues in-situ, ajouter l’imprévu, faire de l’instable non une règle sous couvert de défi comme chez Gitaï, mais simplement tenir, tirer jusqu’à tomber ensemble, et tant qu’à faire d’accord. En termes de docs politiques, Pawlikowski se veut hors reportage, hors clichés, fuyant l’automatisme.

S’il est vrai que les extrêmes s’attirent, comment alors relier Zhirinovski et Karadzic ? Pawlikovski opte pour le changement de rhétorique. Il délaisse le comique pour adopter le drame, avec néanmoins toujours cette position d’avant-recul : s’approcher au plus près, poser des questions droites, laisser la parole se dire, s’ouvrir, puis reculer son cadre, observer de loin, et saisir des images qui font sens pour corroborer ou contredire ce qui a été dit..

De la mythomanie nationale : portrait de la haine en blanc.

Serbian epics, tourné durant la guerre de Bosnie, porte son titre en programme. On ne trouvera rien du quotidien des souffrances, du sang, des images prêtes à tirer de victimes et bourreaux. Une idéologie qui marche en guerre. Voilà ce que Pawlikowski cherche lorsqu’il s’immerge en territoire serbe. Rendre palpable le passage du mythe à l’endoctrinement, de l’identité au nationalisme, du paysan au soldat. Ou comment ce qui fonde une identité peut soudain devenir l’instrument qui servira à nier celle des autres.

Aux racines, Murad 1er décapite Lazare à Kosovo Polié ; un conflit entre serbes orthodoxes et turcs musulmans, vaincus et vainqueurs. Lazare perd face aux turcs pour vaincre au ciel et non sur terre. Comment se construire une identité lorsque celle-ci est fondée sur un échec, une tare, une défaite ? Question fondamentale qui ne trouve de réponse, à l’échelle individuelle comme à celle plus large de la nation, que dans une voie oscillant entre pardon et vengeance, d’un parcours allant du déni(orgueil, fierté) jusqu’à l’acceptation d’un compromis (reconnaissance de perte).

Des images d’archives où l’on voit le couronnement de Pierre 1er, grand libérateur d’une monarchie du peuple, pour le peuple et avec le peuple, Pawikowski glisse à Karadzic. Soit un lettré qui parle de Rembrandt et commente les tableaux qu’il possède en intellectuel avisé, très Vogue, qui pousse la chansonnette et rend visite à sa mère, promenant derrière lui comme en laisse une gentille caméra incrédule. Pawlikowski s’approche, passe à l’avant, observe, il va bientôt s’ouvrir pour capter par l’image du sens.

Epiphanie de l’image.

Car c’est peut-être cela qui, au fond, distingue Pawlikowski des autres documentaristes : ici pas d’enquête, de recherche, de suspens, de fiction faite avec le réel. Le cinéaste se contente de chercher un regard, une image qui fasse sens, qui révèle, dévoile, laisse entrevoir le mécanisme derrière l’écran.

Lorsqu’il filme Karadzic aux côtés de son ministre de l’intérieur, lunettes de soleil, croix orthodoxe sur la poitrine, le cadre en contre-plongée, le signe danger flashe de partout. De même lorsqu’il s’adresse à ses ouvriers de guerre ou quand il se rend aux nations unies, Karadzic est trop calme, trop serein. Mène-t-il une guerre ? Cérébral, froid, tactique, déterminé, lucide. Le film, refusant tout effet, trace une sorte de portrait blanc de ce personnage sans aspérité, hors de l’humain, tout entier dans son fantasme de reconquête d’une grande nation serbe.

Détruire, nier, reconquérir : filmer le cercle du talion.

Dans un très beau plan, un cheval attaché à un piquet, l’allure très noble, tourne autour d’une corde tendue pour battre le blé qui sur le sol dessine un cercle jaune. Quelques plans plus loin, Pawikowski filme le cercle de détonations des forces serbes qui du haut des collines assiègent Sarajevo. On apprendra plus tard la symbolique. Jadis, les soi-disant musulmans avaient expulsés les serbes du centre des villes vers les forêts. Un retour vers le centre en forme de vengeance par l’assaut, jusqu’à ce la ville entière agonise, tombe, s’effrite dans ses moindres recoins. Un acharnement, une ferveur à détruire comme signe bien plus profond, bien plus obscur d’un inconscient collectif en pleine transe.

On a beaucoup reproché à Pawlikowski une soi-disant absence de point de vue, de dénonciation, de procès à charge vis à vis des serbes, en particulier de Karadzic, que l’on suit presque au quotidien. Etrange malentendu dû peut-être aux images d’archives ouvrant le film. Croit-on à une analyse historique où le réalisateur va expliciter, analyser le conflit, c’est précisément l’inverse qui se produit.

L’image, par sa forme, doit servir de révélateur au sens. Partant de ce postulat, Pawlikowski laisse sa caméra capter ce que d’habitude on ne montre pas de la guerre : la puissance de l’idéologie, la façon dont elle usurpe et s’approprie les mythes fondateurs d’une nation, le masque de cire dont un leader se pare pour mener à bout son obsession, aussi meurtrière soit-elle, la fascination qu’il exerce autour de lui.

Pawlikowski prend le parti de l’écart, de la réduction. L’identification héroïque au soldat d’enfants qui jouent autour d’un tank, le prêtre orthodoxe baptisant en masse les soldats qui s’apprêtent à combattre, l’écrivain russe fasciné par la « résistance » serbe face aux puissants, son regard fou lorsqu’il mitraille dans le vide au dessus de Sarajevo, tout cet univers imprégné de religieux, de mythes et de paradoxes, Pawlikowski le filme avec, il est vrai, une absence de jugement que d’aucuns peuvent trouver contestable.

En réalité, travers ce portrait d’une mythomanie nationale, où l’identité serbe moderne se fonde sur des épopées médiévales, Pawlikowski ouvre une réflexion plus large sur le lien entre nationalisme et manipulation des mythes. Reste le cinéma et l’humain, partout présent dans un film qui tient haut sa promesse, celle de montrer l’horreur vue du côté des chefs, l’horreur blanche, invisible, celle des mots, de la transformation des mythes, l’horreur qui se voudrait retour d’injustice, l’horreur sans une seule goutte de sang, sans tâche, sans odeur, et qui finit en charnier.


Stéphane Mas