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Laetitia Tura - Linewatch
La Frontière photographiée - mouvement d?ouverture pour espace clos





Les représentations de la frontière, au cinéma surtout, en font une ligne de démarcation séparant le licite de l?interdit. Bien souvent, incarnation de son paradoxe, elle devient lieu de confusion, de désordre, de non-droit. La frontera séparant les Etats-Unis du Mexique sur 3200 km, peut-être plus qu?aucune autre au monde, par les projections qu?elle suscite de part et d?autre, opère cette fusion entre fantasme de toute puissance, de légalité, de droiture, et réalité plus chaotique des migrants, de leurs passages, des trafics parallèles qui y sont liés. En basculant ces principes à la matérialité de l?espace, les photographies de Laetitia Tura, entre ligne dure et paysages mouvants, revendiquent à ce territoire une identité propre : à revers de stéréotypes, un regard pour inclure au lieu de diviser, étonnamment calme, minéral, à la fois hors du temps et en plein dans l?histoire.

La frontière, cicatrice sur le sol et trace en soi d?un voyage à rallonge, a ceci d?étrange qu?elle ne finit jamais : à peine au seuil de l?une qu?une autre s?ouvre déjà. Partir en quête de la frontière pour la photographier, c?est donc aussi chercher où elle commence, puis s?interrompt, pister la défaillance, l?écart en guise de point de fuite, et rencontrer ceux qui, de part et d?autre, lui donnent sa raison d?être.

Il n?y a qu?à trouver l?angle, la brèche au sein du mur. Un mur comme une flèche en oblique venant scinder le regard et l?espace en deux univers, mêlés l?un à l?autre comme de force par l?histoire et les cartes. Ces photos questionnent des croyances. Celle-ci par exemple : l?un viendrait dévorer l?autre, qu?il s?agisse des migrants, des cultures, des territoires, le fantasme demeure identique.

La frontière, ce territoire d?entre-deux, prêt à fondre et se transformer devant les signes, les corps, les langues de ceux qui s?apprêtent à passer. Cette crainte de l?envahissement, de la perte de soi, naît toujours de la même dualité. Avoir à choisir entre l?un ou l?autre, sans même penser à la possible cohabitation des deux. Plutôt que de jouer à tout prix l?opposition, le travail de Laetitia Tura vise à inclure, prendre tout, passer là où la brèche s?est formée, ouvrir le regard à l?autre côté pour former une autre entité, différente, unique.

Un espace au moins double - portrait de la terre en mer.

Depuis ses débuts sur les zones de conflit, la plasticité de l?espace est au cœur des photographies de Laetitia Tura : enregistrer le mouvement des traces, des lignes brisées, des vergetures de terre, de ces routes comme des fils de ceintures qui se mêlent, s?entrecroisent, font descendre les prés, puis s?étirent, se soulèvent jusqu?à s?apercevoir, et cela presque littéralement, que ces terres forment des vagues.

Ce mouvement s?inscrit dans un travail sur la représentation : dépasser les stéréotypes consistant à plaquer sur ces lieux de conflit des images de souffrance et de mort, sans pour autant faire abstraction du réel historique. Qu?elles soient cadrées sur l?horizontal d?un désert ou par la verticale du relief, c?est donc toujours un espace au moins double qui s?imprime en surface. Ainsi en va-t-il de même du regard, du sentiment de celui qui regarde.

Derrière l?arsenal de grillages, pylônes et miradors apparaissent des volumes doux, presque ondulés, que les premiers reprennent, dédoublent en quelque sorte. Tant et si bien qu?il suffirait de passer derrière, d?ôter les marques d?enfermement, de surveillance, pour découvrir le monde d?avant que l?histoire des frontières a depuis cerclé. Une manière de stimuler d?autres paysages que la photographe provoque en ayant recours à des plans très ouverts, où l?espace ondule, serpente puis se balafre sous l?éclairage vif des feux de surveillance.

Ouvrir la représentation - sortie de lignes.

Prenant le parti-pris inverse des forces d?autorité locales, Laetitia Tura ne surveille pas mais au contraire éveille ce paysage, cette ligne et ces villages qui la suivent dans un double mouvement - donner à ces lieux leur relief d?origine, leur ampleur physique d?avant la fracture, la balafre, tout en suivant celle-ci à la trace, comme seul repère au compas. Parfois même, s?éloignant davantage encore de la frontière vue comme espace de souffrance, on croit voir même un lien avec les espaces reconstitués d?Andreas Gursky - USA - Face - Libertad par exemple et ses vrais-faux airs de rallye automobile pour jeux vidéos sous étroite surveillance.

Il n?y pas d?âge d?or, de nostalgie, de passéisme. L?attirail concentrationnaire dédouble plus qu?il ne défigure l?espace naturel. Par la composition de son cadre, Laetitia Tura donne à ces paysages une identité plastique différente des stéréotypes qui leur sont d?habitude appliqués. Ce n?est plus simplement un désert colonisé par des ceintures de fer mais un territoire né du métissage entre métal et terre, dont elle révèle la beauté propre.

Des frontières et des hommes.

Le risque tenait alors à faire de cet espace un esthétisme, une ascèse hors du temps, et par conséquent nier son histoire, celle de ses habitants. Or cela n?arrive pas. D?abord parce que de cette volonté de donner une identité visuelle à ce territoire de la frontière s?insère dans un mouvement plus large : reconnaître l?identité de ces hommes et femmes, mojados, cholos, pochos, rejetés des deux côtés de la frontière. En les photographiant plein cadre, mais de dos et non de face, la photographe inverse le cliché d?identité qui consiste à montrer sans ne rien dire. Sobrement intitulés Immigrants, ces photos-là montrent peu mais disent beaucoup.

Sans visages, les corps flous en errance bien que prisonniers de l?espace (tryptique Linewatch - lumière inquisitrice) se tiennent sur un mur, sur le seuil, espérant un passage. Réponse forte de la photographe par décalcomanie : au refus des politiques correspond donc un refus de montrer, jusqu?à réduire ces corps à leur fonction de migrants. Absurde pour absurde, le visuel en plus.

Mais il n?y a pas que ceux-là. Dans le triptyque Canal Todo Americano, Mexicali, des jeunes se baignent de part et d?autre d?un fleuve, frontière horizontale du cadre, tandis que devant gît un vélo, posé à terre. Comment mieux prendre à revers le discours sécuritaire vite enclin à ne voir dans le migrant qu?un animal aux aguets, prêt à tout pour passer ? Des jeunes qui s?amusent et rient, passant d?un bord à l?autre sans qu?il ne soit question de vie, de mort ou de frontière.

C?est donc ailleurs, vers une autre temporalité, celle d?un temps suspendu, apaisé, hors d?atteinte qu?invite ce triptyque. Est-ce la présence du soleil qui plaque les corps au sol ? Reste qu?instantanément l?on pense aux peintures de Marc Desgrandchamps, à son temps de l?après, immobile au repos, à ses plages, ses objets vides posés comme d?inutiles accessoires dans un monde de sensations.

La nuit remue.

Les lieux que photographie Laetitia Tura la nuit ont presque tous un aspect tranchant très marqué qui s?oppose aux nombreuses courbes des clichés pris de jour. Un travail sur la lumière qui confère aux paysages nocturnes des angles très découpés, des reliefs massifs et bruts. A nouveau, par ses choix esthétiques, la photographe rend palpable ce qu?elle ne montre pas : le passage, la fuite, la menace des Border Patrols, le risque d?un rêve qui prend fin. Des masses sombres qui semblent prêtes à s?effondrer, des fragments de routes, des lumières crues.

Une manière de jouer le jeu de ces représentations figées de la frontière, tout en les modifiant par l?ouverture du cadre. On ne verra pas de capture, de fuite, d?arrestation armée. Sur la photo qui clôt l?exposition, un officier, sourire aux lèvres, pose devant son 4x4, face aux murailles qu?il surveille d?un air presque fier, sans se douter qu?une légère contre-plongée place au premier plan un champs de fleurs vivaces.

Que ce soit à l?intérieur d?une photo ou par l?accrochage en diptyque ou triptyque, le minéral côtoie l?humain, l?espace immense jouxte la ligne carcérale posée par l?homme. Mouvement d?ouverture pour transformer l?espace clôt. Un entre-deux de l?histoire et du temps que capture à merveille la jeune photographe, donnant à ce territoire une véritable identité visuelle.

Outre son très beau travail sur la composition et la lumière, le cadre de Laetitia Tura englobe presque toujours, au réel comme au symbolique, les deux côtés de la frontière, avec un léger décalage vertical dans l?articulation des différents plans. Preuve par l?image que la ligne, toujours, se doit d?être brisée pour être fidèle au réel.


Stéphane Mas